Molière, Le Misanthrope, acte I, scène 1, 1666 - Extrait

Modifié par Delphinelivet

Dans la scène d'exposition, Alceste, le misanthrope, se dispute avec son ami Philinte : il lui reproche d’être un hypocrite et d’entretenir des relations uniquement par intérêt. Philinte se défend en évoquant l’étiquette et les concessions nécessaires à une bonne vie en société.


        Acte I scène 1
        Philinte, Alceste.


        Philinte
        Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?

        Alceste (assis)
                                                                 Laissez-moi, je vous prie.

        Philinte
        Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie…

        Alceste
        Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

        Philinte
        Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.

        Alceste
5      Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

        Philinte
        Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;
        Et, quoique amis enfin, je suis tous des premiers…

        Alceste (se levant brusquement)
        Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
        J'ai fait jusques ici profession de l'être ;
10   Mais, après ce qu'en vous je viens de voir paraître,
        Je vous déclare net que je ne le suis plus,
        Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

        Philinte
        Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?

        Alceste
        Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
15    Une telle action ne saurait s'excuser,
        Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
        Je vous vois accabler un homme de caresses,
        Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
        De protestations, d'offres, et de serments,
20   Vous chargez la fureur de vos embrassements ;
        Et quand je vous demande après quel est cet homme,
        À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
        Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
        Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent !
25   Morbleu ! c'est une chose indigne, lâche, infâme,
        De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme ;
        Et si, par un malheur, j'en avais fait autant,
        Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.

        Philinte
        Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;
30   Et je vous supplierai d'avoir pour agréable,
        Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
        Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.

        Alceste
        Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !

        Philinte
        Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?

        Alceste
35   Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur
        On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

        Philinte
        Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
        Il faut bien le payer de la même monnoie,
        Répondre, comme on peut, à ses empressements,
40   Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

        Alceste
        Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
        Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;
        Et je ne hais rien tant que les contorsions
        De tous ces grands faiseurs de protestations,
45   Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
        Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
        Qui de civilités avec tous font combat,
        Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
        Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
50   Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
        Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
        Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
        Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
        Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;
55   Et la plus glorieuse a des régals peu chers
        Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers ;
        Sur quelque préférence une estime se fonde,
        Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
        Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
60   Morbleu ! vous n'êtes pas pour être de mes gens ;
        Je refuse d'un cœur la vaste complaisance
        Qui ne fait de mérite aucune différence ;
        Je veux qu'on me distingue ; et, pour le trancher net,
        L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.

        Philinte
65   Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende
        Quelques dehors civils que l'usage demande.

        Alceste
        Non, vous dis-je ; on devrait châtier sans pitié
        Ce commerce honteux de semblants d'amitié.
        Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
70   Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
        Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
        Ne se masquent jamais sous de vains compliments.

        Philinte
        Il est bien des endroits où la pleine franchise
        Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
75   Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
        Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur.
        Serait-il à propos, et de la bienséance,
        De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense ?
        Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît
80   Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

        Alceste
        Oui.


Molière, Le Misanthrope, acte I, scène 1, vers 1 à 81, 1666

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